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Édito


DÉRANGER EN BEAUTÉ...
À une époque où la mode au théâtre est aux spectacles frontaux, donnant à voir une société souvent racontée au premier degré sans rêve et sans fiction, j’ai souvent en tête cette phrase de Claude Régy : « quand quelque chose est nommé, il perd toute sa force sur un plateau ».
Et la forme est sacrifiée sur l’autel du seul fond, aussi louable soit-il.
Où sont donc passés le rêve et la beauté ?
Cette réflexion pourrait paraitre surprenante, quand je prône depuis plus de 20 ans le « dérangement » du public avec Trente Trente, et refuse de limiter l’art à un simple divertissement. Mais qui a dit que l’on ne pouvait pas déranger en beauté ? Doit-on forcément s’affranchir du rêve pour dénoncer la société dans ce qu’elle a de plus cru ?
Trente Trente propose des formats engagés, mais qui ne nomment jamais directement ce qu’ils dénoncent. Et qui proposent toujours un œil artistique et un travail plastique singulier. Je pense que le plateau ne doit pas être le même monde que la réalité : si l’on donne à penser au public sans l’engager dans l’expérience, alors nous restons en surface.
Ainsi les artistes de Trente Trente ne provoquent-ils pas pour provoquer : ils invitent à une réflexion commune, par le biais de nos ressentis personnels. Jamais gratuitement. Avec un message qui peut être violent, mais jamais frontal.
Je pense par exemple à Benjamin Kahn, qui travaillera sur le cri durant cette édition. Par un cri, on peut exprimer bien plus que des mots : le constat de la solitude, la volonté de s’échapper d’une société discriminante, la souffrance. La révolte peut être exprimer par le lâcher prise, sans être nommée.
Et le beau peut s’inviter dans tout cela. Quel que soit le thème abordé dans les spectacles. J’ai notamment en tête le travail d’écriture de Yacine Sif El Islam, qui porte à la scène ce que l’on appelle un « fait divers » - l’agression homophobe dont il a été victime – mais en allant au-delà du simple récit. L’horreur sur un plateau peut être un phénomène de beauté, la beauté n’est pas que solaire elle peut aussi être crépusculaire.
Et c’est justement par le dérangement qu’elle transcende : pour que le public puisse apprécier le beau, il doit lâcher prise. Le confort n’a jamais été propice au rêve. Si l’on accepte un autre rythme, d’autres critères, on rentre dans un autre monde. Le rêve permet l’engagement, et si la forme est belle le lâcher prise est plus accessible... "

Jean-Luc Terrade